Annabelle offrait, via son regard, des étoiles à sa narratrice.
Tout ce qu'elle disait l'émerveillait et elle imaginait les robes et les actrices, les lumières et la musique, derrière chaque mot prononcé.
Annabelle découvrait le récit d'un autre monde et s'extasiait de joie.


Puis le bref récit, trop bref, arrivant à sa fin, d'autres questions envahissait sa tête rousse, question qu'elle s'empressa de poser avant que la brume de l'oublie de recouvra tout.

• Vous parlez d'une autre Rozenmilna …? Je ne comprends pas... vous n'êtes pas vous ?
  

Annabelle prit la photo entre ses doigts gantés pour pouvoir mieux l'étudier. Elle la plaça à coté du visage de son hôtesse pour en constater la ressemblance, mais aussi quelques nettes différences bien que difficiles à définir précisément, un air, un sourire, une attitude...

• Vous êtes magnifique, laisse-t-elle échapper dans un souffle léger.
  

Annabelle rouvrit son porte feuille en cuir, pour en extraire quelques petites photos dentelées, pliées, jaunis et usées.

• J'ai aussi quelques photos souvenir, lança-t-elle joyeuse de partager ces moments avec Rozenmilna.
  

C'était une demi douzaine de photos passées, mal entretenue dont l'usure des pliures témoignaient de leur usage fréquent.
Elles représentaient des rues, ou des places, toutes vide d'habitant, toutes prises de jour. Les couleurs sépias, les parties pliées, donnaient un impression de villes mortes, abandonnées depuis des temps immémoriaux, un sentiment épouvantable de solitude et de décomposition, une intense tristesse, un oubli abyssal...
Il y avait dans ces photos quelque chose qui ressemblait à Annabelle, qui résumait sa mémoire.


Se démarquant de ce sentiment morbide imposé par une réminiscence difficile à formuler, le sourire tendre de sa propriétaire qui offrait ce petit moment d'intimité en récompense de la gentillesse de son hôtesse.

Le regard surpris, le regard étonné, le regard reconnaissant...


Annabelle ne chercha pas un instant de discuter ce cadeaux, tant il lui paraissait précieux et infiniment attentionné. Car pour une personne comme elle, le plus grand des trésors est celui qu'on conserve dans sa mémoire.
Elle regarda Rozenmilna avec une intensité peu familière, du moins pour elle, car malgré la volonté de donner du sens, une charge d'émotion, le regard pâle de la jeune femme pouvait également être perçu comme une sorte d'égarement flou.


Sa voix était faible, mais douce, et alors qu'elle répondait, Annabelle piquait du nez, gênée à la fois d'un tel présent et de l'intense émotion qu'elle éprouvait. Elle avait bien du mal à l'exercice de la dissimulation et ne voulait pas mettre son interlocutrice mal à l'aise.

• Mademoiselle, vous ne pouviez pas me faire plus plaisir. Merci infiniment. Je ne vous oublierais jamais...
  

Elle rangea la précieuse photo dans une pochette prévue à cet effet, sortant une vieille photo d'une maison modeste perdue en Campagnie. Un sourire s'épanouit sur son beau visage lors d'un dernier coup d'oeil à la starlette des années vingt qui semblait lui sourire en retour.
Le porte document se referma sur l'ancienne Rozenmilna, désormais bien à l'abri dans la poche d'Annabelle.

• Vous me gâtez, mademoiselle, je ne sais trop comment vous remercier de tant d'attention. Peut être... demain... magasin... toutes les deux... enfin, ceux ouverts... j'ai... qualité... or... dans le dote... enfin... je … vous... est ce que... ?
  

Argh ! quand les phrases ne sont préparées à l'avance, ça donne quelque chose de confus et de globalement incompréhensible. Aussi, Annabelle se tut, recherchant dans sa tête le moyen de remettre les mots dans le bon sens.
Puis, après avoir repris son souffle (métaphoriquement), elle se lança.

• Je ne suis rien vous offrir de personnel car je ne sais pas vraiment ce qui est à moi, ce qui vient de moi, ce qui m'appartient, de ce que je suis... mais j'ai une carte de crédit assez grassouillette. Nous pourrions aller tester ses limites dans un beau magasin. Cela ne vaudra jamais le cadeaux que vous me fîtes, mais … laissez moi vous remercier à la modeste hauteur de mes moyens.
  

Annabelle sourit. Sa phrase était pas si mal.

L'immense émotion suscitée par la gentillesse de Rozenmilna commença à se dissiper. Accrochée à ce moment, Annabelle sentait les grains de sable de sa mémoire commencer déjà à lui couler entre les doigts.


Non, pas déjà, pas encore...


Rozenmilna était assise enf ace d'elle, songeuse, souriant doucement, d'une patience d'ange, jouant avec une petite pièce entre ses doigts graciles.


Annabelle se concentra pour retenir ce moment, le graver dans sa mémoire. Il ne restera sans doute pas grand chose bientôt, sinon un sentiment, une impression, et c'était ce qui compterait. Il resterait la joie de ce moment, même si les détails allaient disparaître.



Et puis, non ! Ça suffit !

• M'excuseriez vous un instant ? demanda-t-elle décidée.
  

Annabelle s'empara de son carnet de note et s'employa à noter le maximum de choses dont elle se souvenait de la soirée :
De nouveaux immortels, la place déserte, les pigeons morts, le loup furieux, les couleurs changeantes, la pluie insistante, l'antique monument, les méduses dévouées, la starlette souriante...
Ce n'était qu'une succession de mots sans beaucoup de sens, mais peut être qu'en les relisant demain, elle se souviendra de quelque chose.
Elle se souvenait bien de Nieves, des serviteurs, de la maison enterrée sous la neige, du petit homme qui chante et qui pleure en dedans … alors pourquoi pas de Rozenmilna...
Il fallait écrire, vite, le plus vite possible, pour ne pas pleurer... pleurer cette huile noire qui coulait déjà sur ses joues et qui, pas à pas, éclaboussait les pages du carnet.


Le stylo métallique tomba au sol.
C'était finit.
Le sable avait fini de s'écouler de ses doigts.


Elle releva la tête vers l'hôtesse bienveillante, un triste sourire aux lèvres.

• Je suis désolée de vous infliger ce bien triste spectacle, mademoiselle... Je ne sais même pas pourquoi je pleure...
  

*Son regard n'avait pas quitté Annabelle et elle se doutait hélas de ce qui pouvait bien se passer dans la tête de cette dernière. Rozen avait tâché de rester sereine et quand se fut terminé elle se leva pour ramasser le stylo et le tendre a la pauvre amnésique.*

Ne vous excusez pas, ce n'est pas votre faute.

*Prenant sur elle d'essuyer les larmes noires de sa protégée avec un mouchoir.*

Vous avez fait beaucoup d’efforts cette nuit, vous avez été très bien.
Le jour va bientôt ce lever, voulez-vous rejoindre la chambre ?

Annabelle se laissa faire, heureuse et rassurée qu'une personne se soucie d'elle, ou plus exactement ne lui fasse pas le reproche de son manque de maintient en public.
Elle remercia Rozenmilna d'un hochement de tête.
L'évocation du lever de soleil l'étonna car elle avait l'impression de s'être levée il y a un instant et comme toutes les enfants un peu perdues, elle rechignait toujours à aller au lit.

• Si fait, mademoiselle, se contenta-t-elle un brin déçue. Je vais aller me brosser les dents avant tout.
  

Annabelle se leva, salut d'une brève, mais marquée, révérence à son hôtesse et alla dans la chambre pour chercher sa trousse de toilette. Elle fut la première surprise de la retrouver rapidement. Coup de chance ? Peut être, à moins que la présence bienveillante de Rozenmilna eu quelques actions bénéfiques sur sa mémoire.


Le brossage de dents était un événement important de la journée, un de ces rituel qu'Annabelle affectionnait. Car toute chose qui se répète, encore et encore, finissait toujours par imprégner sa mémoire.
De plus, il fallait se débarrasser de ce goût déplaisant qui hantait sa bouche de façon continuel et dont elle ne parvenait pas à s'accoutumer. Le liquide noir, épais et huileux qu'elle recrachait après chaque bain de douche témoignait de l'étrangeté de sa nature et lorsque cela fut finit, elle s'attarda, contemplant ce reflet étrange d'une personne si étrangère, ou qui lui semblait si étrangère.
Elle retira son bonnet, libérant sa tignasse en désordre. Elle retira la broche qui maintenait le chignon, mais la coiffure avait déjà prit le pli et il fut bien difficile de laisser les cheveux tomber. D'ailleurs, au bout d'un moment elle y renonça, se contentant de cet aspect de sorcière sortant d'un stage de survis de trois semaines dans les marécages boueux d'une forêt oubliée.
Elle aurait voulu être jolie pour Rozenmilna, mais la demoiselle avait raison, déjà l'étrange torpeur semblait la gagner.
Il fallait encore …
Il fallait faire quelque chose, mais quoi.
Annabelle fit appel à sa mémoire, mais rien ne vint, en tous cas, rien de pertinent.


Elle revint alors dans la salle où elle avait partagé un peu de l'intimité de Rozenmilna et consulta son carnet fétiche.
Ça y est !
Elle rechercha Rozenmilna du regard, ou la chercha si cette dernière s'était déplacée.

• mademoiselle, accepteriez vous, cette fois ci de dormir dans le lit. Je dormirais dans le fauteuil. Chacun son tour, n'est-ce pas ?
  

Décidément, Rozenmilna était vraiment adorable.


D'un signe de tête Annabelle remercia son hotesse, sans la contrarier sur ce sujet. Il est vrai que malgré toutes ses qualités de générosité et de gentillesse, Annabelle aimait beaucoup son confort et si elle avait du céder le lit, elle l'aurait fait volontiers, mais avec un petit regret quand même. La générosité de Rozenmilna tombait donc à pic.


Annabelle s'excusa de nouveau, et alla se changer dans une pièce vide. Héritière d'une pudeur d'une autre époque, elle n'envisageait pas de se déshabiller devant qui que ce soit.
Elle réapparu dans sa longue chemise de nuit et se mit rapidement au lit.

• Merci encore, mademoiselle. Je suis heureuse de vous connaître... Nous irons au cinéma demain ?
  

Annabelle posa sa main sur la main de Rozenmilna, assise à coté du lit, en signe d'affection. Une pose rapide car immédiatement, elle s'engouffra sous les drap, un peu comme refermant le couvercle de son cercueil, ne laissant dépasser que son doux visage attendant quelques mots de Rozenmilna alors même que la torpeur commençait à s'emparer d'elle.

Nous irons au cinéma en début de nuit si ça vous fait plaisir. Ensuite il faudra que je me rendre au Louvre lire quelque poème.

*être aussi patiente ne lui ressemblait vraiment pas. Rozen normalement si impatiente, toujours quelque peu en colère! Cependant même si s'occuper du bien-être de son invité demandé beaucoup d'efforts ça lui faisait aussi du bien quelque part, surtout après une tel nuit.*

A demain Annabelle.

*Puis l'inéluctable torpeur mis fin à toute pensée.*

[Le lendemain]


L'éveil a toujours été un moment désagréable.
A chaque fois Annabelle doit se demander où elle se trouve, ce qu'elle fait là, si elle n'est pas en danger. Si elle n'est pas enterrée.
Cette angoisse de la tombe se ressent tous les matins, récurrente, monstrueuse, comme une bête qui lui dévore les entrailles.


Où était-elle ? Ensevelis sous des draps, elle commença a paniquer, ne sachant trop où elle était. Mais la torpeur est un phénomène puissant et là où elle aimerait bondir, hurler, appeler à l'aide, ne s'exerce qu'une pénible étirement qu'un chat n'aurait pas renié.
Il fallait, dès lors, trouver la sortie de ce labyrinthe de drap. Tirant les tissus, les uns après les autres, elle émergeait lentement, à tâtons, comme un corps mort sortant de terre, appelé à la vie par quelques magies anciennes et blasphématoires.


Enfin, l'air libre, la surface, la vie...


Rozenmilna, toute habillée, dormait encore à coté du lit, inconfortablement installée sur une chaise, ou plutôt un fauteuil, à ses cotés.
Sa seule apparition dissipa immédiatement ses craintes alors qu'un flot de souvenir lui revint immédiatement.
Elle était jolie, mais toujours digne, se reposant d'une veille difficile. Annabelle la regardait dormir avec bienveillance, un peu comme on s'attendrit devant le sommeil d'un enfant ou d'une boule de fourrure quelconque.
Son regard traversa la chambre, minutieusement. Chaque chose était à sa place et c'était bien.
Annabelle regarda sa main droite, ses doigts fins, sa peau d'une pâleur excessive. Le contour de ses ongles étaient noirs. Ce n'était pas très visible, mais elle savait désormais reconnaître les signes avant coureur de sa lente mais inéluctable dégradation avant que son repas ne lui redonne beauté et fraicheur.
Mais elle espérait encore qu'elle n'aurait pas besoin de se nourrir à paris, bien que les semaines encore à venir et les taches qui commençaient à se manifester semblait lui indiquer le contraire.
Chaque ventru, dit-on, a ses petites manies culinaires, parfois fruit d'un snobisme excessif, parfois le fruit d'une plus sombre malédiction.
Annabelle adorait manger. Elle pouvait le faire des heures durant, sans s'arrêter, mais son régime était si … particulier, qu'il valait mieux attendre encore un peu. Au moins pour garder encore un peu Rozenmilna auprès d'elle.


Ayant peur de réveiller son hôtesse avant l'heure, Annabelle resta là, emmitouflée, ne laissant que sa tête dépasser. De toutes façons, la torpeur n'est pas le sommeil et elle ne devrait pas tarder à revenir parmi les vivants...


… enfin, façon de parler...